2.6. Transformations internes et évolutions de la politique commerciale anglaise à la suite de la Révolution industrielle
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Cours: | Histoire des faits économiques |
Livre: | 2.6. Transformations internes et évolutions de la politique commerciale anglaise à la suite de la Révolution industrielle |
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Date: | samedi 23 novembre 2024, 02:00 |
L’héritage protectionniste, privilège de l’aristocratie foncière
Des corn laws existent en Angleterre dès 1436, elles autorisent alors l’exportation de céréales uniquement si les prix locaux tombent en deçà d’un certain seuil. Des lois plus ou moins rigoureuses perdurent jusqu’au XVIIIe siècle exprimant à la fois le pouvoir de l’aristocratie foncière et la force de la doctrine mercantiliste. En 1791 une loi interdit l’importation de blé tant que son prix intérieur reste inférieur à 54 shillings le quarter (soit l’équivalent de 291 litres de blé). Ce barème est porté à 66 shillings en 1804. Par la suite, en raison de la fin des guerres napoléoniennes, l’aristocratie foncière anglaise doit faire face à une baisse de ses revenus agricoles. Toujours dominante au Parlement elle obtient en 1815 le vote d’une nouvelle élévation du barème : la libre importation des blés n’est maintenant possible que si le prix du quarter dépasse 80 shillings. Un tel prix est particulièrement élevé, il est voisin d’un prix de famine.
Dans ce contexte d’élévation des prix, avec en arrière-plan la symbolique du prix du pain, ces corn laws font l’objet d’un débat pendant près de trente ans. La controverse met d’abord en présence les plus grands économistes de l’époque. Ricardo (1772-1823) apparaît comme le chef de file des partisans de l’abolition des lois. Son argumentaire est d’abord analytique : le libre-échange éloigne l’horizon de l’état stationnaire. Malthus (1766-1834) est le principal défenseur des corn laws, il avance des arguments de nature plus politique.
Ce débat traverse toute la société anglaise et structure la vie politique du XIXe siècle. L’épisode illustre le fait que la politique commerciale d’une nation dépend des rapports de forces entre les différentes composantes de la société, essentiellement à l’époque, pour caricaturer, les intérêts agrariens face aux intérêts industriels avec comme « arbitre » un gouvernement dont les recettes douanières constituent environ 45 % des rentrées budgétaires au seuil des années 1840.
Les termes du débat économique
Au cours de la décennie 1810-1820 les économistes s’emparent de la question des blés. Partisans et adversaires des corn laws s’affrontent dans un débat qui traduit une montée en puissance de l’expertise économique et marque l’histoire de l’analyse économique par sa densité.
Les arguments ricardiens
Baisse du prix du blé et des salaires, restauration des profits et éloignement de l’horizon de l’état stationnaire.
D. Ricardo, appuyé notamment par E. West, T. Tooke et R. Torrens, recommande l’abrogation des corn laws. Plusieurs arguments sont mis en avant.
Le blé représente, selon Ricardo, une composante importante de la consommation des travailleurs. La hausse du prix du blé pèse ainsi sur les salaires qui oscillent autour de leur niveau de subsistance et tend à diminuer les profits.
Selon Ricardo et James Mill (père de John Stuart) la mise en place d’un marché céréalier mondial permettrait de lisser les fluctuations des prix du blé. Les prix anglais seraient moins sensibles aux aléas climatiques locaux. Les déséquilibres se compenseraient à l’échelle internationale.
La suppression des corn laws est une mesure d’équité sociale, le bas prix du pain profiterait à tous. Pour Ricardo et plus tard pour John Stuart Mill (1827) l’intérêt des propriétaires fonciers ne doit pas passer avant celui de la nation.
Les arguments de Malthus
Indépendance alimentaire et stabilité sociale
T. Malthus apparaît comme la figure de proue des défenseurs des corn laws, il est appuyé par des auteurs moins connus comme W. Jacob et W. Spence.
Dans ses Observations sur les effets des lois sur les blés (1814) Malthus conteste le lien entre prix du blé et prix du travail, la consommation de blé n’est qu’une composante mineure des achats des salariés.
Malthus met ensuite en avant l’importance de la sécurité des approvisionnements en denrées et l’intérêt de l’indépendance alimentaire nationale. L’épisode du blocus a rappelé la réalité de ce risque même si grâce à sa domination maritime l’Angleterre s’est alors appuyée sur son empire colonial et a développé ses relations commerciales avec les États-Unis et les pays neutres.
Enfin le maintien des corn laws se justifie au nom de la stabilité sectorielle et sociale de l’économie. Il existerait, selon Malthus, une proportion naturelle entre activités agricoles et industrielles. Il s’oppose à l’idée ricardienne d’une division internationale du travail et d’une spécialisation sur la base d’avantages comparatifs en termes de coûts de production qui impliquent le sacrifice de certains secteurs de l’économie.
Un débat de société, le poids croissant des industriels
D’emblée, dès 1815, l’élévation du barème suscite des mécontentements : lors du vote le peuple manifeste devant les Chambres qui doivent être défendues par la troupe. Les industriels sont, eux aussi, mécontents. Ils souhaiteraient l’établissement d’un libre-échange généralisé en Europe afin de s’ouvrir les marchés continentaux. La baisse du prix des denrées alimentaires permettrait alors une réduction des coûts de production à travers la baisse des salaires. Par ailleurs, l’augmentation des quantités à produire pour l’exportation autoriserait une plus grande mécanisation de la production. Les industriels vont dès lors s’opposer aux Landlords en réclamant la suppression de cette loi. L’audience des abolitionnistes grandit progressivement à mesure que le poids de l’industrie progresse au sein de l’économie anglaise. Selon les estimations de Paul Bairoch en 1810 la part de l’agriculture dans le PNB était supérieure de 70 % à celle de l’industrie mais en 1840 l’industrie dépasse déjà l’agriculture de 60 %.
Dès 1820, une « pétition des marchands » contre les corn laws est remise à la Chambre des Communes, rassemblée à l’initiative de l’économiste Thomas Tooke et le soutien officieux du Political Economy Club de Ricardo. Les industriels sont rejoints par des propriétaires fonciers éclairés qui parfois ont diversifié leurs activités en investissant dans des affaires industrielles et commerciales.
En 1828, l’instauration de l’échelle mobile des droits de douanes assouplit de facto les corn laws. En 1832, la réforme électorale améliore la représentation politique des industriels en redistribuant les sièges et en doublant le corps électoral qui passe à 800 000 votants.
En 1838, une association de patrons est créée à Manchester, animée par John Bright et surtout Richard Cobden. Cette ligue de Manchester va alors faire école. Un an plus tard la National Anti-Corn Law League (ligue contre les lois céréalières) est créée sous forme de fédérations d’associations locales. Le groupe de pression est très actif, distribue des brochures, organise des conférences (800 pour la seule année 1840), rassemble des pétitions.
En 1843, The Economist – nouvel hebdomadaire – appuie les tenants du libre-échange en utilisant notamment des arguments « sociaux » : la suppression des corn laws permettrait la baisse du prix du pain et du coût de la vie.
Le mouvement qui cristallise par ailleurs divers mécontentements et conteste les privilèges établis voit sa popularité grandir. Le parti Tory de Robert Peel est de plus en plus sensible aux thèses libres échangistes.
En 1842, la politique commerciale anglaise connaît une inflexion, le Premier ministre Peel réduit de façon substantielle les droits de douanes et annule l’interdiction d’exporter des machines en vigueur depuis 1774. Mais les corn laws ne sont pas réellement modifiées. Il faut attendre les désastreuses pluies de 1845, la mauvaise récolte de pommes de terre et la famine en Irlande pour forcer l’abrogation des corn laws le 15 mai 1846. La Grande-Bretagne paraît sacrifier son agriculture sur l’autel de la division internationale du travail.
L’abolition des lois sur les blés s’inscrit dans un vaste ensemble de mesures de libéralisation des échanges commerciaux (suppression des actes de navigation en 1849, abrogation de nombreuses taxes douanières entre 1846 et 1852). De manière unilatérale la Grande-Bretagne adopte une politique commerciale qui peut être qualifiée de véritablement libre-échangiste, elle reste en vigueur jusqu’au seuil des années 1930.
La famine irlandaise
En 1845, en Irlande
la combinaison de l’arrivée du mildiou et de pluies diluviennes détruit la
culture locale de la pomme de terre et entraine une famine de grande envergure.
Entre 1845 et 1851, le nombre de victimes est estimé à près d’un million (le
pays comptait 8 millions d’habitants avant la famine). Les Irlandais ont accusé
la couronne britannique de ne pas être intervenue (via l’aide alimentaire) afin
de ne pas perturber le libre jeu du marché. L’émigration vers les Etats-Unis a
constitué un mécanisme « d’ajustement ».
Le renforcement de la domination britannique
La stratégie libre échangiste anglaise semble constituer un succès. Le démantèlement tarifaire permet à l’Angleterre de s’ouvrir des marchés extérieurs en pleine expansion. Les grandes puissances européennes consentent en effet des mesures d’assouplissement de leur politique commerciale à l’instar de la France qui dès le début des années 1850 abaisse le niveau moyen de ses droits de douanes. Comme prévu l’avance technique britannique lui permet d’améliorer ses positions commerciales. L’essor des exportations était déjà rapide dans les 10 à 15 ans précédents (environ 5 % l’an) et la tendance s’accélère encore après 1846. De 1843-1847 à 1857-1861 le volume des exportations britannique augmente d’un peu plus de 6 % l’an. La croissance est également exceptionnellement dynamique sur la même période, le taux de croissance annuel en volume du PNB est de 2,4 %. La croissance du PNB par habitant atteint 2,2 %, « ce qui est certainement le record sur une aussi longue période entre 1800 et 1945 » (Bairoch). L’ouverture commerciale paraît ici payante. La suppression des corn laws a contribué à renforcer la domination mondiale de la Grande-Bretagne.
Cette séquence historique montre que le libre-échange constitue une politique commerciale pertinente pour une économie dominante, relativement en avance et disposant de spécialisations avantageuses.
Conclusion
La révolution industrielle constitue comme le point d’un processus cumulatif d’accroissement simultané de la population, de la production et du revenu par tête. Les débats contemporains sur la stagnation séculaire questionnent la fin de cette ère. La croissance va-t-elle connaitre un épuisement définitif ? Outre-Atlantique, les discussions entre économistes (Gordon, Krugman…) font ressortir un pessimisme quant au futur de l’activité économique aux Etats-Unis et par extension à l’échelle mondiale, comme si la parenthèse d’une forte croissance ouverte avec la Révolution industrielle allait se refermer (voir Bertrand Blancheton, Grandes questions d’économie du XXIe siècle, Paris, Ellipses, 2018).