3.2. La naissance de la Question Sociale - Le début du XIX° siècle
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Cours: | Histoire des faits économiques |
Livre: | 3.2. La naissance de la Question Sociale - Le début du XIX° siècle |
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Date: | jeudi 21 novembre 2024, 18:46 |
Introduction
La « question sociale » émerge au début du XIX° siècle, alors que les inégalités augmentent considérablement et que se développe une nouvelle classe sociale, les prolétaires (ouvriers), dont les conditions de vie misérables alertent les consciences. C’est autant par attention charitable que par peur d’une nouvelle révolte populaire que la « question sociale » devient progressivement centrale dans les débats politiques et sociaux du XIX° siècle.
Cette section est consacrée à l’émergence de la « question sociale » dans le débat public. Avant de développer cette question, on doit s’intéresser au mode de production de l’époque, le modèle de la Fabrique, sorte de préfiguration de l’organisation industrielle qui se met en place progressivement au cours du XIX° siècle.
La « Fabrique », un mode de production typique de la proto-industrialisation
Le modèle de la « Fabrique » est une sorte de proto-industrialisation, à mi-chemin entre la production entièrement artisanale de la période précédente et la production industrielle à grande échelle de la fin du XIX° et du XX° siècle.
Il existe déjà quelques grandes manufactures qui se sont développées depuis le milieu du XVII° siècle, et qui fabriquent des produits finis : de la porcelaine à Sèvres, de la tapisserie à Aubusson, ou des armes à Saint-Etienne. Contrairement à ce que l’on croit, seule une petite partie de la production est réalisée dans les locaux de la Manufacture. De nombreuses tâches sont réalisées par des ouvriers à domicile, en ville ou à la campagne.
Prenons l’exemple de la manufacture de draps fins de Sedan, appelée Dijonval. Elle est fondée au XVII° siècle avec le soutien du Roi, pour concurrencer les draps hollandais. La production est dirigée par les drapiers, qui sont à la fois fabricants et marchands. La filature et le tissage, des opérations basiques, sont réalisés dans les villages environnants, par une main-d’œuvre rurale qui complète ses revenus agricoles grâce à ce travail à domicile. Les apprêts et les finitions, qui nécessitent plus de savoir-faire, sont réalisés par des ouvriers urbains, dans des ateliers disséminés dans la ville. Les ouvriers urbains étaient alors affiliés à des corporations, qui contrôlent le marché du travail, notamment le niveau des rémunérations. Le travail est payé à la pièce, il n’y a pas encore de salariat.
Du Directoire à la II° République (1795-1848) (1) : naissance de la « question sociale »
Avec le développement économique et l’industrialisation du pays, le nombre d’ouvriers va augmenter tout au long du XIX° siècle. Leurs conditions de vie misérables vont attirer l’attention et donner naissance à la « question sociale », ou « paupérisme », c’est-à-dire l’attention portée à la pauvreté – ou plutôt la misère – des ouvriers.
C’est à partir des années 1830 que l’on se rend compte de l’émergence d’une nouvelle classe sociale, celle des prolétaires. Des ouvriers employés dans les manufactures et dont les conditions de vie sont misérables. Les premières alertes viennent d’Angleterre, dont l’industrialisation a été plus précoce qu’en France, et qui fait figure de « laboratoire monstrueux de la modernité » (P. Rosanvallon). Les tâches sont exténuantes et humiliantes, les ouvriers vivent dans la misère la plus totale.
Le constat est partout le même : la libéralisation du travail, avec la suppression des corporations (Loi Le Chapelier en 1792 – cf. Section 1), a mis les travailleurs dans une situation de dépendance économique extrême vis-à-vis du système des manufactures. Ils n’ont plus aucun contrôle ni sur le salaire, qui se fixe juste au niveau de subsistance, ni sur les conditions d’embauche, et peuvent se retrouver sans travail du jour au lendemain. Le Baron d’Haussez, qui visite l’Angleterre au début des années 1830, n’hésite pas à comparer le sort des prolétaires à celui des esclaves.
En France, on réalise les premières enquêtes sociales, notamment celles d’Adolphe Blanqui, d’Eugène Buret et du Dr. Villermé. La situation matérielle des prolétaires y est décrite comme misérable, des familles entières s’entassent dans des logements insalubres. Villermé, par exemple, décrit des enfants en haillons, pieds nus, avec un simple morceau de pain à manger pour une journée de travail de 12 ou 14 heures dans les filatures de Mulhouse.
L’opinion commence à s’émouvoir de la situation des prolétaires : la modernité s’accompagne d’une régression des conditions matérielles de vie par rapport au siècle précédent. La question des inégalités économiques, considérée comme secondaire lors de la Révolution, est mise sur le devant de la scène. La « question sociale » est née.
Révélatrice de cette prise de conscience est l’évolution d’un des plus grands économistes du temps, Sismondi. Alors que son premier ouvrage, en 1803, fait un vibrant éloge de la liberté économique fidèle à l’esprit des Lumières, ses Nouveaux Principes d’Economie Politique, en 1819, relativisent sa position initiale, en raison, dit-il, des « souffrances cruelles des ouvriers des manufactures ». Et en 1837, il écrit « Si [la société moderne] crée une population indigente, incertaine de l’avenir, inquiète de son existence, mécontente de l’ordre actuel, si elle crée des prolétaires enfin, ce qu’on nomme sa prospérité est au contraire une calamité nationale ». L’enrichissement est certes souhaitable, mais s’il s’accompagne d’une misère croissante d’une partie de la population, il est moralement condamnable.
C’est à la suite de l’enquête du Dr. Villermé que sera adoptée, en 1841, la première loi sur le travail des enfants. Mais cette loi est doublement limitée :
- Dans ses dispositions, puisqu’elle limite le travail des enfants de moins de 12 ans à 8h par jour, et à 12h par jour pour les moins de 16 ans)
- Dans son application, puisque les vérifications sont confiées à des notables bénévoles, qui n’ont pas toujours intérêt à ce que la loi soit respectée. Il faudra attendre presque 30 ans, en 1868, pour que soit créé un organisme officiel d’inspection du travail.
Du Directoire à la II° République (1795-1848) (2) : le triomphe du libéralisme-conservateur
Malgré l’émergence de cette question sociale, l’intervention de l’Etat n’est pas souhaitée. L’idéologie libérale-conservatrice est au pouvoir dans les années 1830 et 1840. Ses principaux représentants, Charles Dunoyer et François Guizot, considèrent la liberté économique comme sacrée. Ils sont sur la même ligne que pendant la Révolution : chacun est égal devant la loi et a les mêmes chances au départ, donc les inégalités de situation proviennent d’inégalités naturelles de talents et d’aptitudes. Guizot l’exprime très clairement en 1821 : « Aucun artifice ne doit gêner, dans l’ordre social, le mouvement d’ascension ou de décadence des individus. (…) Les citoyens doivent être livrés à leur propre mérite, à leurs propres forces (…) C’est, en fait d’égalité, toute la pensée publique ; elle va jusque-là et pas plus loin. »
Par conséquent, pour les libéraux-conservateurs, si les ouvriers sont dans la misère, c’est de leur faute : non seulement ils manquent de talents, mais aussi de vertu. La misère est produite par les vices des prolétaires, par leur inconduite. Et les écrits de ces années font immanquablement référence à « une populace paresseuse et débauchée ».
Il y a aussi, chez les possédants, la peur d’une révolte de ces prolétaires dont le nombre va grandissant. La Révolte des Canuts, les ouvriers de la soie, à Lyon en 1831, dégénère en une véritable émeute urbaine. Elle sert de repoussoir aux possédants. Ecoutons Saint-Marc Girardin dans Le Journal des Débats après la révolte des Canuts à Lyon en 1831 : « La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont les ouvriers ». Et, plus loin : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. »
Pour les libéraux-conservateurs, la solution n’est donc pas une intervention de l’Etat pour adoucir les conditions de vie misérables des prolétaires. Il faut plutôt leur enseigner la vertu, la tempérance, les bienfaits de l’épargne. Cette tâche est laissée à l’Eglise ou aux œuvres de bienfaisance. Charles Dunoyer ira encore plus loin : pour lui, les inégalités économiques sont indispensables, car elles agissent comme un aiguillon pour les individus méritants, qui chercheront à échapper à la misère en adoptant un comportement vertueux. Les inégalités économiques sont le moteur de la prospérité, « la source de ce qui se fait de grand et d’utile ». Elles deviennent la loi naturelle du nouveau monde économique.