5.1. Guerre froide, décolonisation(s) et structuration du monde en trois blocs

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Cours: Histoire des faits économiques
Livre: 5.1. Guerre froide, décolonisation(s) et structuration du monde en trois blocs
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Date: jeudi 21 novembre 2024, 23:45

Introduction et objectifs

La 2ème Guerre mondiale a dessiné les lignes de fractures du monde qui va suivre. Dès la fin du conflit, les grandes puissances se réorganisent autour de 3 blocs qui structureront la période de la guerre froide qui ne s’achèvera qu’à la fin des années 1980 : le bloc capitaliste, le bloc communiste et le « Tiers monde » ou les anciennes colonies du bloc capitaliste. L’affrontement autant idéologique, que politique et économique entre les trois blocs s’appelle la guerre froide. Même si elle est politique et militaire et diplomatique, la guerre froide a également une importance économique.

A la fin de cette section vous saurez :

  • Décrire les trois blocs qui structurent l’économie mondiale pendant les trente glorieuses
  • Expliquer les différences entre les systèmes économiques des trente glorieuses
  • Décrire de la dimension économique de la guerre froide
  • Décrire les effets de long terme de la colonisation dans les pays en développement



Le nouveau contexte des relations internationales : Les trois grands blocs de la guerre froide

De 1945 au début des années 1990, le monde se divise en trois blocs plus ou moins homogènes de pays. Ces blocs correspondent également à des systèmes économiques très différenciés. Les principales dimensions de différentiation concernent le mode principal de régulation des activités économiques (marché ou plan) et le mode d’appropriation des moyens de production (privé ou public). 

Tableau 5.1.1. Les différents modèles économiques de la guerre froide

Modèles de la guerre froide

Le bloc capitaliste adopte un modèle de capitalisme de marché ou de capitalisme planifié (jusqu’aux années 1970s) avec propriété privée des moyens de production et une coordination des activités qui se fait soit par le marché pur, soit par une articulation de marché et de planification stratégique des investissements publics et privés. Le bloc communiste adopte un système de socialisme planifié sans propriété privée et sans marché. En ce qui concerne les pays en développement, ils adopteront des systèmes économiques divers comme le montre la section 5 de ce chapitre.

Entre les blocs capitaliste et socialiste hérités de la 2GM, l’affrontement est fondamentalement politique : influence diplomatique, conflits armés indirects, course à la puissance militaire et technologique. Ils n’ont pas de relation économique directe, de type concurrence, car il n’y a ni échanges commerciaux ni investissements entre eux. Les deux blocs se livrent en fait à une guerre symbolique à distance à travers des performances de production ou d’innovation technologique (conquête spatiale). 

Un champ important d’affrontement est la conquête des anciens territoires coloniaux ou des pays nouvellement indépendants à la fin de la 2GM. Dans le cadre de la doctrine Truman (1947) par laquelle les États-Unis décident d'offrir une compensation économique et militaire à tous les pays renonçant à mettre en place un régime communiste, les Etats-Unis et leurs alliés du bloc capitaliste dépensent des moyens financiers (plan Marshall), politiques et parfois militaires (OTAN) importants afin d’endiguer la propagation du communisme au-delà de ses limites de 1945. Les politiques d’influence américaine et soviétique auront des conséquences importantes sur les types de système économique et les trajectoires de développement d’un grand nombre de pays pendant la deuxième partie du 20ème siècle qui dépendront très fortement de leurs liens financiers et diplomatiques avec les deux grands blocs.

Le bloc des pays capitalistes

Le bloc des pays capitalistes inclut la plupart des pays européens et américains qui ont démarré leur industrialisation au 19ème siècle et quelques pays asiatiques d’industrialisation plus tardive comme le Japon ou la Corée du sud. 

Ce bloc est dominé par les Etats-Unis qui sont devenus entre les deux guerres mondiale la puissance économique dominante, à la fois du point de vue industriel et monétaire. A la fin de la 2GM, les Etats-Unis ont affirmé leur position dominante sur l’ensemble de l’économie mondiale. Ils ont largement financé l’effort de guerre et la victoire en mettant à disposition des alliés leur production industrielle (véhicules, armes, uniformes, chimie) qui a plus que doublé entre 1935 et 1945 (plus de 10% de croissance annuelle en moyenne). Ils détiennent également 80% des stocks d’or mondiaux. 

Les EU sortent de la guerre avec une avance dans les domaines technologiques et sociologiques également. Les principales inventions de la troisième révolution technologique ont été faites aux EU. C’est également là qu’a été inventée la société de consommation et le mode de régulation Fordiste du capitalisme industriel.

Les autres pays du bloc capitaliste vont mettre à profit la période de reconstruction et de stabilité économique de 1945 à 1970 pour rattraper leur retard sur les EU. Dès les années soixante, les pays du bloc capitaliste (Amérique du nord, Europe de l’ouest, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon) présentent des caractéristiques socio-économiques et technologiques proches. Un capitalisme périphérique se développe également dans de nombreux pays latino-américains (Brésil, Argentine, Mexique, Chili) et asiatiques (Corée du sud, Taiwan) avec des succès divers.

Les EU se servent de leur avance économique et technologique et de leur position de vainqueur de la 2GM pour soutenir très activement la dynamique de reconstruction des économies des pays belligérants, y-compris l’Allemagne et le Japon, grâce à des aides et à des projets ambitieux de libéralisation de l’économie mondiale. Les vainqueurs de 1945 ont tiré les leçons de la politique française d’intransigeance vis à vis de l’Allemagne et des réparations de guerre en 1918 qui a provoqué la 2ème guerre mondiale. Dès 1943, les EU et la GB réfléchissent à un nouvel ordre monétaire et économique, basé sur le dollar, qui permettra de stabiliser les valeurs des monnaies et les coûts du commerce international après la guerre. Avec le plan Marshall et d’autres initiatives comme le GATT visant à faciliter les échanges internationaux, les EU imposent leur hégémonie sur le bloc des économies capitalistes qui se reconstruisent progressivement à partir de 1945.

Le bloc des pays communistes

Face au bloc constitué par les pays capitalistes existe un autre système économique radicalement opposé en ce qui concerne la place du marché et la propriété du capital. Le socialisme planifié du bloc soviétique et de la Chine concerne près d’un tiers de la population mondiale en 1960. Ce système est basé sur :

  • La propriété collective des moyens de production exercée par l’état au nom du peuple
  • L’absence de marché et de prix de marché suppléé par une allocation planifiée des ressources par l’état
  • Un égalitarisme basé sur la taille des familles et l’âge (a chacun selon ses besoins) et organisé via le rationnement

Le bloc socialiste parvient à des résultats économiques significatifs dans un certain nombre de secteurs dans lesquels la coordination centralisée ne pose pas trop de problèmes : industries lourdes, secteurs des biens d’équipement (machines, camion, trains, avions …), ainsi que dans les services d’éducation et de santé. Le tableau 5.1.1 montre ainsi que la part du monde collectiviste communiste dans la production industrielle mondiale  augmente significativement entre 1938 et 1971. Sa part du commerce mondial augmente aussi pendant cette période grâce au COMECON qui organise le commerce entre "pays frères" communiste (voir ci-dessous).

Tableau 5.1.1. Répartition de la production industrielle et du commerce mondial entre les trois blocs

Parts production guerre froide

De façon similaire aux Etats-Unis dans le bloc capitaliste, l’URSS met en place progressivement son hégémonie économique et politique sur un nombre croissant de pays « frères » adoptant des systèmes communistes (Chine, Europe de l’est). La décolonisation en Afrique et en Asie accélère le mouvement et de nombreux pays nouvellement indépendants se placent sous l’influence de l’URSS dans le bloc communiste. 

Face au Plan Marshall des EU, le COMECON (CAEM en français pour Conseil d'Assistance Economique Mutuelle) créé par l’URSS, la Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie et Tchécoslovaquie en 1949 est créé pour organiser l’entraide et les complémentarités de production entre les pays « frères ». Le système organise la compensation multilatérale des échanges entre les pays du COMECON, grâce à une unité de compte (le rouble transférable) de la valeur des importations et exportations. 

Ce système a permis de créer une complémentarité économique entre des pays communiste aux spécialisations différentes (agriculture, sidérurgie, biens de consommation …) et qui avaient banni les marchés et les prix. Toutefois, il a été dominé par l’URSS qui s’en est servi pour s’assurer des approvisionnements souvent au dépend des pays frères, en utilisant notamment de l’obligation d’utiliser sa monnaie, le rouble, et les subventions et prêts en roubles comme arme de domination. Le fonctionnement du COMECON a instauré et approfondi la dépendance économique et monétaire des pays du bloc communiste à la puissance hégémonique soviétique.

Enfin, la coordination centralisée ne parvient pas à organiser la satisfaction des besoins de biens de consommation qui nécessitent de la flexibilité et de l’innovation, c’est à dire une coordination décentralisée par les prix, au plus près de besoins, et l’opportunisme des entrepreneurs pour répondre à ces besoins. Le modèle socialiste planifié enregistrera notamment des grandes périodes de famine ou de pénurie qui diminueront le niveau et la qualité de vie de la population. 

Si l’on ajoute à ça l’absence de libertés politiques et le contrôle social et économique total d’une minorité sur la majorité, on comprend comment ce système économique a pu imploser brutalement à la fin des années 1990 en URSS, faute de réformes. En Chine, en revanche, les réformes d’intégration progressive de mécanismes de marché dès 1978 permettront au système socialiste autoritaire de se maintenir jusqu’à aujourd’hui, même si l’économie chinoise est désormais capitaliste.

Le « bloc » très hétérogène des pays en développement

Un troisième bloc plus hétérogène et au sein duquel s’opposent les deux grands blocs capitalistes et communiste structure l’économie mondiale des trente glorieuses, c’est celui de pays en développement anciennement colonisés ou non qui a d’abord été qualifié de Tiers Monde[1].

La période 1945-1975 est marquée par la décolonisation pour un grand nombre de pays en développement en Asie (Inde et Pakistan en 1947, Indonésie en 1949, Vietnam en 1955) puis en Afrique (Maroc et Tunisie en 1956, Ghana en 1957, Algérie en 1962, colonies françaises d’Afrique de l’ouest et anglaises d’Afrique de l’est dans les années 1960, colonies portugaises dans les années 1970). 

Les pays qui composent ce troisième groupe sont un enjeu pour les deux blocs capitalistes et communistes qui les courtisent pour les faire tomber dans leur giron, notamment au moment de leur indépendance. Face à cette lutte d’influence, les pays en développement affirment la doctrine du non-alignement (ni sur le bloc capitaliste, ni sur le bloc communiste) à la Conférence de Bandung dès 1955 sous l’impulsion des dirigeants indien, indonésien Egyptien et Chinois (Amal Abdel Nasser, Jawaharlal Nehru, Soekarno et Zhou Enlai). Par cette doctrine, ils revendiquent leur droit à décider d’eux-mêmes du type de système économique (et politique) qu’ils choisissent de mettre à la disposition de leur peuple et nation nouvellement indépendants.

Les pays en développement du troisième bloc ont été contraints d’adopter des systèmes économiques adaptés au prélèvement de la rente (agriculture, ressources naturelles, travail) par les puissances coloniales avant de devenir indépendants. Une fois indépendants, les pays en développement adopteront un des trois systèmes décrits dans le tableau selon une ensemble de facteurs historiques (continuité ou rejet du modèle du colon, soutien d’un des blocs à la décolonisation) et contingents (profil des leaders, événements, guerre …) : capitalisme de marché (Inde, Chili (Pinochet), Brésil, Argentine, Mexique ), capitalisme planifié (Asie du sud-est : Algérie, Corée du sud, Taiwan, Chili Allende)) et socialisme planifié (Vietnam, Cambodge, Mozambique, Ethiopie ). Le bloc capitaliste, dominé par les EU, et le bloc communiste, dominé par l’URSS vont chacun de leur côté chercher à exercer une influence internationale sur les modèles économiques adoptés par les pays en développement au moment de leur indépendance et après leur indépendance à travers des flux important d'aide au développement.

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[1] L’expression « Tiers-Monde est entrée si facilement dans les habitudes de langage que peu se souviennent encore que le démographe Alfred Sauvy, en 1952, signifiait par elle « ce Tiers-Monde ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers-Etat qui veut lui aussi être quelque chose » (Trois mondes, une planète, L’Observateur, 14 août 1952, n°118, page 14).

Les effets de la période coloniale


Après les indépendances politiques, les effets de la période coloniale sur le développement des pays pauvres vont persister longtemps, comme le montrent les travaux récents de la nouvelle histoire économique (encadré 5.1.1.). Ces travaux importants montrent que les petites variations initiales dans les formes de la colonisation génèrent de grands écarts de développement à long terme, même après la colonisation, car les écarts ne se résorbent pas, mais ils ont tendance à s’accroître avec le temps. La mise en place d’institutions économiques et politiques servant prioritairement les intérêts de la métropole et non ceux de la population locale dans certaines colonies d’extraction de ressources naturelles a par exemple empêché le développement d’une perception positive de la légitimité de l’État du consentement à payer l’impôt dans les populations locales. 

Encadré 5.5.1. Les effets de long terme de la colonisation

Même si les puissances coloniales investissent dans l’éducation, la santé et les infrastructures, ces investissements ne sont pas suffisant pour porter le développement des populations colonisées, même après les indépendances (Huillery, 2017). Dans une des études les plus connues sur la question (Acemoglu et al., 2001), des économistes américains ont montré que les colonies comme les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie) qui possédaient un environnement sanitaire favorable pour les Européens ont bénéficié d’institutions politiques et économiques plus favorables au développement (liberté d’entreprendre, démocratie, respect du droit …) parce qu’elles ont été des colonies de peuplement. A contrario, les colonies par ailleurs identiques mais qui possédaient un environnement sanitaire défavorable à l’installation des Européens (comme en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud-Est) ont reçu des institutions politiques et économiques favorisant l’extraction des ressources naturelles et l’exploitation des population locales (inégalité d’accès aux droits économiques et politiques) qui furent néfastes à leur développement de long terme. La durée de la colonisation compte aussi : une colonisation ayant duré un plus grand nombre d’années a induit un développement économique plus important sur le long terme qu’une colonisation plus courte, probablement parce que les effets négatifs de la destruction des institutions politiques et sociales, l’extraction des ressources ou encore l’asservissement de la population n’ont pas le temps d’être compensés par les investissements, les migrants et les biens reçus de la métropole (Feyrer et Sacerdote, 2009). Ceci pourrait expliquer que l’Argentine, le Pérou ou les territoires d’outre-mer français qui furent colonisés pendant très longtemps se trouvent en moyenne aujourd’hui dans une situation économique meilleure que les pays d’Afrique subsaharienne dont les institutions locales furent détruites par une colonisation brutale et courte sans remplacement par des institutions importées favorables au développement. D’autres travaux récents montrent qu’en Afrique de l’ouest, les régions qui ont reçu le plus d’investissements publics d’éducation, de santé et d’infrastructure au début de la période coloniale au début du 20ème siècle ou celles ayant le plus de migrants européens car elles étaient politiquement plus dociles enregistrent aujourd’hui des indices de développement humain supérieurs aux régions qui, pourtant comparables au départ, en ont reçu moins (Huilery, 2009).

Des États à faible légitimité

N’ayant ni la capacité de prélever l’impôt ni la volonté d’investir dans les biens publics bénéficiant à la population, les États sont restés des États à faible légitimité et capacité à prélever l’impôt et à offrir des services publics faibles, facilement manipulables par les puissances étrangères et devant user de la violence pour imposer ses politiques. Ceci a limité le potentiel de croissance économique de long terme et renforcé l’hostilité des populations à l’égard de l’État, et ainsi de suite. Le dualisme économique et le secteur informel sont une des conséquences de ce cercle vicieux par lequel l’État manque de légitimité pour lever l’impôt et de ressources pour recenser les entreprises, et la population ne cherche pas à respecter les règles fiscales car elle n’attend rien de l’Etat en retour.

Références

Acemoglu, Daron, Simon Johnson et James A. Robinson (2001) « The colonial origins of comparative development. An empirical investigation », American Economic Review, vol. 91, n° 5, 2001, p. 1369‑1401.

Beaud, Michel (2010) Histoire du capitalisme 1500-2010, Points Seuil

Huillery, Élise (2009) « History matters. The long term impact of colonial public investments in French West Africa », American Economic Journal – Applied Economics, vol. 1, n° 2, 2009, p. 176‑215.

James Feyrer & Bruce Sacerdote, 2009. « Colonialism and modern income : Islands as natural experiments », The Review of Economics and Statistics, vol. 91(2), pages 245-262, November