5.3. Les "trente glorieuses" : Une période de convergence économique planifiée

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Cours: Histoire des faits économiques
Livre: 5.3. Les "trente glorieuses" : Une période de convergence économique planifiée
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Date: jeudi 21 novembre 2024, 19:13

Introduction et objectifs

Le terme de "30 glorieuses" est souvent utilisé pour décrire la période inédite de croissance régulière de plein-emploi entre 1945 et 1975 qu'ont connue les pays riches et industrialisés. La croissance de cette période est portée par un certain nombre de facteurs qui seront présentés dans cette section. Parmi les plus importants figurent le rattrapage de l'économie américaine par les autres économies industrielles et le rôle stratégique de l'état dans la planification de ce rattrapage.

A la fin de cette section vous saurez :

  • Identifier les déterminants de la croissance de long terme
  • Expliquer les principaux mécanismes de la croissance économique des trente glorieuses
  • Lire un tableau de décomposition de la croissance économique
  • Articuler plusieurs dimensions d’analyse macroéconomique (consommation, investissement, emploi, inflation)

Les « 30 glorieuses » : De quoi parle-t-on ?

Entre 1945 et 1973, les pays d’Europe occidentale ainsi que le Japon connaissent une phase d’expansion économique marquée par une croissance économique et une augmentation régulière du niveau de vie sans précédent historique à cette échelle. Cette période leur permet de rattraper le retard économique et technologique sur la puissance dominante, les EU. Cette période est unique dans l’histoire de l’humanité car elle est une combinaison de transformations économiques, sociales et politiques qui sont très spécifiques à cette période : l’expansion de la société de consommation, la généralisation des méthodes tayloristes de production à un nombre croissant de secteurs, et la mise en place de l’Etat providence.

Dans les années 1980, cette période sera appelée Trente glorieuses à partir du titre de l’ouvrage que Jean Fourastié publiera en 1979 : Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975. Fourastié lui-même puise aux Trois glorieuses de 1830 ce qui lui permet d’insister sur le caractère révolutionnaire, c’est-à-dire en somme radicalement nouveau, de l’accélération du rythme de progression du niveau de vie sur la période, et sur la fluidité avec laquelle ces transformations radicales s’opèrent dans les principaux pays développés. 

L’expression est franco-française et désigne communément la phase de la grande expansion des économies de l’Europe occidentale et du Japon entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le premier choc pétrolier. Les autres pays parlent en termes « d’âge d’or » (Amérique) ou de « miracle économique » (Japon). Dès les années 1970, la croissance économique ralentit significativement et est affectée par un grand nombre de crises déclenchées soit par le commerce mondial (crises pétrolières, crise asiatique et des pays émergents de 1996-97) soit par des mécanismes financiers (crises de dette des années 1980, crise internet en 2001 et crise des subprimes en 2008).

Les caractéristiques macroéconomiques des « Trente Glorieuses »

D’un point de vue macroéconomique, les 30 glorieuses sont caractérisées par :

  • Une croissance économique rapide et alimentée par l’investissement et les gains de productivité : en moyenne, la croissance du PIB est de 5% par an (Graphiques 5.2.1 et 5.2.2 pour les Etats-Unis et la France).
  • Peu de fluctuations et pas de crise économique pendant presque 30 ans : le graphique 5.2.1 montre que, dans le cas des Etats-Unis, la croissance est beaucoup plus régulière à partir des trente glorieuses, notamment grâce à des politiques macroéconomiques pertinentes et grâce à une grande stabilité des anticipations des agents
  • La croissance de la production industrielle est forte, avec un accroissement annuel moyen d'environ 5 % ; elle est facilitée par un faible coût de l’énergie (pétrole, charbon, nucléaire) et par le rattrapage technologique des Etats-Unis alimenté par les importations et les investissements directs dans les pays à niveau élevé de capital humain.

Graphique 5.3.1. PIB par tête des Etats-Unis : 1875-2016

PIB par tête US long terme

Graphique 5.3.2. Taux de croissance du PIB de la France : 1960-2010

Croissance PIB France

Les 30 glorieuses continuent de marquer les esprits des « baby boomers » parce que la situation sociale d’une grande partie des ménages s’améliore régulièrement durant cette période sous l’effet conjugué du plein-emploi, de la croissance régulière des revenus et de la diversification de la consommation. La montée du niveau général d’éducation accélère aussi la mobilité sociale ascendante pour une grande partie de la population

  • En moyenne, le taux de chômage est de 2,6% pour l’ensemble de l’Europe de l’Ouest, 1,6% au Japon, c’est-à-dire au voisinage du taux de chômage frictionnel résultant du processus d’ajustement sur le marché du travail.
  • L’équipement des ménages en biens durables et en logement augmente rapidement pour toutes les classes sociales puisque le % d’ouvriers possédant une automobile ou une machine à laver est multiplié par 10 en 20 ans, celui d’ouvriers possédant un réfrigérateur est multiplié par 30 … (Tableau 5.3.1)

Tableau 5.3.1. Diffusion des biens durables dans les familles d’ouvriers et d’employés (en % des ménages de chaque catégorie possédant le bien d’équipement en question): 1954-1975

Production biens durables

Ces résultats sont en outre d’autant plus remarquables qu’ils ne sont pas accompagnés par l’inflation, malgré le fait que l’économie soit au plein-emploi de ses capacités. L’inflation ne s’accélèrera véritablement qu’au début des années 1970 et largement en raison de la croissance rapide des coûts de production due aux chocs pétroliers. Les politiques économiques de « fine tuning » keynésiennes mixant instrument monétaire et budgétaire parviennent à limiter les fluctuations de la croissance ainsi qu’à limiter les déséquilibres comme l’inflation ou les déficits commerciaux et budgétaires.


Les explications « économiques » des 30 glorieuses : Investissement et gains de productivité

L’explication des 30 glorieuses n’est pas à rechercher du côté de l’augmentation quantitative du facteur travail mais plutôt de l’augmentation de la quantité de capital par travailleur et de l’augmentation conséquente de la productivité du travail.

La croissance démographique est rapide (recul de la mortalité, regain de natalité à partir de 1946 = baby-boom), mais la croissance de la population active reste modérée puisque la génération nombreuse n’arrive sur le marché du travail qu’à partir de la fin des années 1960. Avant les années 1970, les migrations complètent les besoins du marché du travail en France, Allemagne, ou Angleterre, parfois en lien avec les anciennes colonies.

Le tableau 5.3.2 montre que 1950-1975 montre que la croissance économique est particulièrement rapide en France, Allemagne, et au Japon, et qu’elle est soutenue par le dynamisme de l’investissement ainsi que par des gains de productivité plus importants qu’aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. (Rappel : croissance de la productivité horaire du travail = croissance de l’intensité capitalistique (K/L) + croissance de la productivité globale des facteurs)

Tableau 5.3.2. Croissance du PIB, de l’emploi et de la productivité du travail (taux annuels moyens) : 1950-1975 (Source : Beaud, 2010 : 290) 

Déterminants de la croissance

La croissance régulière de la productivité du travail a plusieurs explications. Tout d’abord, les transferts de main d’œuvre de l’agriculture vers l’industrie et les services où la productivité est beaucoup plus forte s’accélèrent. Ensuite, des transferts de technologies s’opèrent des EU vers l’Europe (plan Marshall) et le Japon sur des secteurs déjà développés depuis la première moitié du siècle aux EU (pétrochimie, électronique, aérospatiale) et les entreprises industrielles et tertiaires mettent en place des organisations scientifiques / tayloriste du travail qui stimulent la productivité. Enfin, la mise en œuvre de ces transferts de technologie requiert de hauts niveaux d’investissement publics et privés (jusqu’à 25% en RFA et 30% au Japon entre 1950 et 1970). Comme le capital physique augmente plus vite que le travail, l’intensité capitalistique de la production augmente partout. Comme chaque travailleur dispose donc de plus de capital et la production par travailleur (productivité du travail) augmente comme dans le modèle de croissance de Solow (1957).


La mise en place d’un capitalise mixte fortement régulé par l’Etat

Les grandes crises des années 1930 et de la 2ème guerre mondiale ont provoqué de profondes mutations du capitalisme dans les pays industrialisés. Au lendemain de la 2GM, les nécessités de la reconstruction et le souvenir du chômage de masse des années trente et de l’incapacité du marché à sortir les économies de la récession légitiment une intervention forte de l’Etat dans l’organisation et la régulation de l’économie. Le capitalisme libéral devient capitalisme régulé et coordonné par l’état. Pourtant, quel que soit le niveau d’intervention de l’Etat, les fondements du capitalisme (propriété privée, accumulation et profits, marché, salariat) restent respectés dans les pays développés. Cependant, les modalités de socialisation/étatisation des économies varient selon les pays et régions.

En France, la coordination de l’économie par l’Etat prend la forme des nationalisations dans les secteurs de l’énergie, de la finance et dans les principaux secteurs industriels dès la fin de la 2GM. En transformant le capital d’un grand nombre d’entreprises privées en propriété de l’Etat, les nationalisations représentent une rupture du principe de l’efficacité de l’appropriation privée des moyens de production qui est une caractéristique centrale du capitalisme. Cette rupture est d’abord liée à des justifications politiques (sanctions de la coopération avec les allemands pendant la 2GM comme pour Renault). Mais elle poursuit également des objectifs économiques puisqu’il faut reconstruire, et que le capitalisme n’a pas su relever économies de la crise ni les préparer à la guerre. Les nationalisations sont donc dictées par la défense de l’intérêt général : orienter l’économie française vers le rattrapage technologique des Etats-Unis créer des emplois grâce à des investissements élevés dans l’industrie financés par des banques qui prennent des risques au nom de la collectivité et qui pratiquent des taux d’intérêt bas sous le contrôle de l’Etat. 

La planification incitative en France définit aussi par concertation (patronat, syndicats, fonctionnaires) de grands objectifs au service desquels sont mis les investissements publics et la fiscalité. Dans ce cadre, une politique ambitieuse de la recherche est mise en place dès 1958 sur la base d’organismes publics de recherche comme le CNRS. Les décisions collectives et centralisées sont jugées plus conformes à l’intérêt général que la somme des décisions décentralisées (la main invisible). Ici, c’est le principe de la supériorité du marché pour orienter les investissements qui est remis en question. L’Etat français est alors dit « colbertiste » (en référence à la politique volontariste de développement manufacturier de Colbert le ministre des finances de Louis XIV) puisqu’il se substitue aux défaillances de l’initiative privée. Lorsque les investissements privés reprennent de la vigueur à la fin des années soixante, l’Etat français mène une politique industrielle active de « champions » nationaux sur des secteurs jugés stratégiques. Le marché reprend alors progressivement ses droits puisque ce sont les évolutions de demande et de prix qui déterminent ces secteurs sur lesquels est porté l’effort public. La concurrence est tout de même limitée par une fermeture relative du marché national qui est privilégié.

Les nationalisations et la planification incitative sont une spécificité française. En Allemagne ou en Grande-Bretagne, les Etats seront moins interventionnistes et le marché occupera une place plus grande dans la coordination des investissements et la reconstruction. Parallèlement, les Etats de tous les pays riches mettent en place des politiques conjoncturelles et structurelles très actives. Stimulation ou restriction des dépenses publiques et modulations de la fiscalité permettent d’orienter les comportements des ménages et des entreprises et à contrer les mécanismes du marché. Les politiques keynésiennes de maintien de la production près du plein-emploi (keynésianisme pur) ou de stop en go (impur) sont menées dans tous les pays développés et stabilisent la croissance en atténuant les fluctuations et en contrôlant l’inflation.

Ce dispositif de très forte intervention de l’Etat dans le marché et le capitalisme a créé un environnement économique et social très stable et donc très favorable à l’accumulation et à la croissance régulière de la production. Mais la crise des années soixante-dix (stagflation et chômage de masse), l’épuisement des gains de productivité et de la demande standardisée et l’intensification de la contrainte extérieure (déficits extérieurs, flottement des changes) et de la concurrence mondiale remettent en cause ce modèle d’économie mixte (voir section 5.6).

Références

Beaud, M. (2010) Histoire du capitalisme : 1500-2010, Points Seuil.

Carré, J.-J., Dubois, P., et E. Malinvaud (1972) La croissance française, Seuil.

Fourastié, Jean (2011) Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, réédition, Collection Pluriel