5.4. Les "trente glorieuses": Une régulation socio-économique du capitalisme inédite
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Livre: | 5.4. Les "trente glorieuses": Une régulation socio-économique du capitalisme inédite |
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Date: | jeudi 21 novembre 2024, 17:08 |
Introduction et objectifs
Les caractéristiques politico-institutionnelles de la période des trente glorieuses sont une réaction aux crises économiques et politiques tragiques des années 1910 à 1945 qui ont provoqué la fermeture et des conflits entre les différentes économies industrielles. Il s’agissait d’abord de restaurer les démocraties parlementaires dans les pays vaincus, de reconstruire, et de remettre en état le stock de capital et finalement de libéraliser le commerce dans un système monétaire stable. Il s’agissait ensuite de répondre à la contradiction irrésolue de l’entre-deux guerres entre croissance de la production de masse standardisée et la consommation de masse standardisée. La réponse sera double : l’état providence et la régulation Fordiste. En outre, le régime de régulation macroéconomique international assurera une grande stabilité de la croissance. Cette régulation des trente glorieuses a conduit à une réduction des inégalités.A la fin de cette section vous saurez :
- Expliquer ce qu’est l’état providence des "trente glorieuses" et quel est son rôle
- Expliquer la logique du mode de régulation fordiste des trente glorieuses
- Expliquer les effets de ce mode de régulation sur le niveau de vie et les inégalités
- Utiliser le triangle d’incompatibilité de Mundell pour analyser les contraintes pesant sur les politiques économiques
L’Etat providence
La période des trente glorieuses voit les institutions de l’Etat-providence installer une paix sociale faite de protection de l’emploi, de progression des salaires réels, de développement des conventions collectives et de protection de la santé et des revenus des personnes via la sécurité sociale.
L’Etat providence correspond donc à une montée en puissance de l’Etat fiscal et social. Les états socialisent une partie croissante de la richesse grâce à l’impôt (Graphique 5.4.1) dont ils redistribuent les recettes sous forme de transferts sociaux soutenant les niveaux de vie (Graphique 5.4.2) et d’investissement dans les biens publics (santé, éducation, infrastructures) soutenant la croissance économique. La France met par exemple en place un système intégral de sécurité sociale dès novembre 1945, système qui fera l’objet d’approfondissements réguliers pendant toutes les 30 glorieuses. Les systèmes d’assurance sociale qui se généralisent protègent contre les risques liés aux mécanismes du marché en contraignant notamment les agents individuels à accepter des modes de fonctionnements plus collectifs. Le système de protection sociale limite les fluctuations de revenus dans le temps.
La montée de l’état fiscal dans les pays industriels
Graphique 5.4.1. La montée de l’état fiscal dans les pays industriels : Recettes fiscales totales / Revenu national (en %) (Source : Piketty, 2019)
La montée de l’état social dans les pays industriels
Graphique 5.4.2. La montée de l’état social dans les pays industriels : Décomposition des dépenses sociales en % du revenu national (Source : Piketty, 2019)
Les impôts
En
parallèle, les impôts sont devenus plus redistributifs depuis la fin
des années 1930 et la 2GM comme le montre le niveau très élevé du taux
d’imposition marginal dans tous les pays industrialisés (Graphique
5.4.3).
Graphique 5.4.3. Le taux supérieur
de l’impôt sur les revenus : 1900-2015 (Source : Piketty, 2019)
Investissements dans les biens publics
Grâce aux recettes fiscales croissantes, les investissements dans les biens publics régulièrement augmentent également. En France, les dépenses d’éducation sont accrues de 10% par an pendant la période, ce qui augmente le niveau moyen d’éducation et de qualifications des jeunes travailleurs : l’enseignement secondaire se massifie, les effectifs du supérieur s’envolent comme le montre le graphique 5.4.4.
Graphique 5.4.4. Evolution de la proportion de bacheliers dans une génération : 1911-2012
L’ingérence de l’état dans la concurrence de marché
Pour protéger les individus, l’ingérence de l’état dans la concurrence de marché est également indispensable parce qu’il est nécessaire de mettre des barrières à la conquête d’un pouvoir excessif des grandes firmes. La France organise par exemple des monopoles publics dans de nombreux secteurs (énergie, transports, télécommunication). Dans le monde anglo-saxon, l’intervention directe de l’état est plus limitée au profit des interventions indirectes de soutien des marchés et de la concurrence. La protection contre les risques de santé et de vieillesse est largement prise en charge par les individus (ou leur employeur) sous forme d’assurance privée. Dans les autres pays européens, notamment Allemagne et Scandinavie, en revanche l’état organise une démocratise sociale accordant un rôle très important aux salariés dans la régulation du capitalisme et organisant des niveaux de protection très élevés pour les populations. On parle par exemple de cogestion en Allemagne et de social-démocratie en Scandinavie.
Pendant les trente glorieuses, les variantes régionales de capitalisme commencent donc à se différencier en fonction du mode d’intervention et de l’intensité de l’intervention de l’état dans les économies et sur les marchés et dans la protection sociale. Toutefois, tous ces capitalismes adoptent un mode de régulation similaire appelé "Fordiste" qui va également contribuer à faire des trente glorieuses une période de croissance stable et de réduction des inégalités.
Le nouveau mode de régulation "Fordiste"
Les trente glorieuses sont une période de transformation profonde du contrat social qui associe les citoyens entre eux et à l’Etat. Pendant les Trente glorieuses, les relations sociales ne sont plus dictées par la confrontation de l’offre et de la demande sur le marché du travail comme c’était le cas jusque-là. Le mode de régulation "Fordiste" (appelé aussi compromis Fordiste car il est le produit d’une négociation historique entre l’état, les syndicats de salariés et ceux d’employeurs) autorise des rapports sociaux plus équilibrés qui garantissent simultanément des gains salariaux proportionnels aux gains de productivité et une extension constante de la demande grâce à la croissance régulière du marché alimentée par la progression régulière du pouvoir d’achat des ménages.
Le mode de régulation Fordiste se distingue du mode de régulation concurrentiel qui a dominé le 19ème siècle et la première partie du 20ème siècle. Pour rappel, la stabilité du capitalisme libéral de 1850 à 1913 était due à la forte cohérence interne des différents mécanismes complémentaires. Le développement du capitalisme industriel naissant nécessitait une forte accumulation de capitaux qui fut obtenue grâce au niveau élevé des profits : l’armée de réserve industrielle issue de la campagne à la recherche de travail et l’absence d’organisation collective des salariés donnaient tout pouvoir à l’entrepreneur. Les fluctuations de l’activité industrielle se traduisaient non sur les profits mais sur le niveau de l’emploi et sur le niveau des salaires. Le droit et la législation ne prenaient en compte que le propriétaire du capital.
Le nouveau mode de régulation économique Fordiste présente des caractéristiques différentes et inédites dans l’histoire des pays industrialisés :
1. Du côté de la production, des gains de productivité systématiquement élevés sont réalisés à travers l’organisation Tayloriste du travail, l’intensification capitalistique de la production et la standardisation de la production ;
2. L’intensification du travail est rendue socialement acceptable grâce au compromis Fordiste par lequel les gains de productivité qu’elle génère se traduisent par une augmentation régulière des salaires ;
3. L’accumulation est soutenue, c’est à dire qu’elle ne débouche pas sur des crises de surproduction grâce à la cohérence entre la production de masse et la consommation de masse
Un régime nouveau de régulation pour des économies de plus en plus ouvertes
Le mode de régulation macroéconomique et la forme d’insertion dans l’économie mondiale constituent la troisième caractéristique du mode de régulation des trente glorieuses. Il contribue également à l’équilibre entre consommation et production nationales.
L’ouverture internationale était faible. L’État-nation contrôlait les tarifs douaniers, définissait les modalités d’accueil de l’investissement direct étranger et fixait des règles en matière d’investissement de portefeuille L’économie/monde est fractionnée en économies nationales définies par ses monnaies et les composantes du rapport salarial. L’État intervient dans le régime monétaire, notamment en contrôlant les mouvements de capitaux, ce qui lui permet de mener des politiques macro-économiques budgétaires et monétaires autonomes.
Comme le prédit le triangle d’incompatibilité de Mundell et Fleming (1960) montre que la faible mobilité internationale du capital couplée à un régime de taux de change fixes (situation a dans le graphique du cadre 5.3.1) a donné une grande autonomie aux politiques monétaires nationales qui ne sont plus soumises à la contrainte des effets indésirables des variations des taux d’intérêt nationaux sur les mouvements de capitaux. La période des trente glorieuses est donc une période combinant grande stabilité des taux de change, dynamisme du commerce international et de la croissance et efficacité des politiques monétaires nationales.
Le contexte de grande
stabilité financière, monétaire et politique redonne aux états des
marges de manœuvre en matière de politique économique aussi bien budgétaire,
monétaire que de change. Cela leur permet d’investir dans les structures de
l’économie, de mener une politique industrielle volontariste et de soutenir la
régularité de la croissance, d’absorber les chocs grâce au « fine tuning »
monétaire et budgétaire. Les crises financières sont bien moins nombreuses
comparées à la période qui précède (1870-1945) et à celle qui suivra de 1973 à
aujourd’hui.
Les nouvelles régulations assurent la prospérité pour tous et réduisent les inégalités
Pendant les 30 glorieuses, les inégalités de revenu et de richesse diminuent dans tous les pays industriels. La consommation de masse se généralise grâce au rapport salarial Fordiste par lequel les gains de productivité sont partagés ex ante entre les capitalistes et les salariés dans le cadre d’accords nationaux négociés par les syndicats. En conséquence, le partage de la valeur ajoutée en faveur du travail devient plus favorable aux revenus du travail comme le montre le Graphique 5.4.5.
Graphique 5.4.5. Partage de la valeur ajoutée en France : 1960-2017
En conséquence de l’Etat
providence et du compromis salarial Fordiste, de la fiscalité redistributive et
de la redistribution par les biens publics et les transferts sociaux, et en
raison d’un grand nombre de régulations financières (banques nationalisées en
France, …), les inégalités de revenu (Graphique 5.4.6) et de patrimoine
(Graphique 5.4.7) diminuent de façon rapide sous l’effet des changements
distributifs liés au marché du travail et à la fiscalité. Graphique 5.4.6. Evolution des inégalités de revenu : part du décile supérieur dans le revenu
national: 1900-2015 (Source : Piketty, 2019)
Graphique 5.4.7. Evolution des inégalités de patrimoine : part du décile supérieur dans le
total des propriétés privées : 1900-2015 (Source : Piketty, 2019)
Sociologiquement,
les transformations sont importantes également : le salariat se développe, et la taille de la classe
moyenne, c’est à dire des ménages situés à un niveau intermédiaire de revenu,
de qualification et de position dans l’échelle hiérarchique professionnelle,
augmente régulièrement (Graphique 5.4.8).
Graphique 5.4.8. Evolution de la structure sociale française: 1900-1997
Références
Mundell, R. (1960) The Monetary Dynamics of International Adjustement under Fixed and Flexible Exchange Rates, Quarterly Journal of Economics, vol 74, 1960.
Pour aller plus loin
Fiches ABC « inégalités de revenus » de la Banque de France (2019) : https://abc-economie.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/819283_fiche_inegalite_revenus_2019_09_06_12h13m22.pdf