3. PIB, prix et valeur ajoutée

Revenons au problème de Kuznets et des autres fondateurs de la Comptabilité Nationale : comment mesurer l’activité économique ? Considérons une économie où une multitude de biens et de services sont produits: des voitures, des bâtiments, des légumes, des pizzas, mais aussi des services à la personne, des services de transports de voyageurs, des services de santé et des services d’éducation. Comment parvenir à un indicateur synthétique permettant de rendre compte de l’activité de l’ensemble de ces secteurs ? La difficulté provient du fait que l’on ne peut pas additionner « des choux » et « des bananes » ou « des services à la personne » et « des voitures ». Aussi on ne peut pas simplement additionner les productions de différents secteurs. Pour le faire, il faut une unité commune.

Il existe de multiples unités communes possibles pour additionner les productions des différents secteurs. On pourrait par exemple imaginer le poids des objets. En effet, il est en théorie possible d’additionner le poids des voitures, le poids des bâtiments, le poids des légumes produits au sein d’un pays… toutefois, il y aurait au moins deux difficultés avec ce genre d’unité : (a) en premier lieu certains biens et services, et surtout des services, n’ont pas de poids à proprement parler (par exemple, une coupe de cheveux n’a pas de poids). (b) En second lieu, le poids d’un objet ne fait pas véritablement sens d’un point de vue économique. Un microprocesseur ne pèse pas grand-chose mais pourrait être important d’un point de vue économique. Cette idée « absurde » d’utiliser le poids montre que deux critères (au minimum) semblent importants pour construire une telle unité commune : (1) concerner l’ensemble des biens et services d’une économie ou du moins, le plus grand nombre possible et (2) faire sens économiquement.

Kuznets et les fondateurs de la Comptabilité Nationale ont décidé d’utiliser « les prix » et donc « la valeur de marché » des biens comme unité commune. Ce choix présentait de nombreux avantages. L’un d’entre eux est que les entreprises et autres acteurs économiques disposent généralement des informations précises sur les prix de vente de leurs produits. Administrativement parlant, collecter cette information n’est donc pas insurmontable. Malgré ces avantages, utiliser les prix posait aussi de nombreux problèmes. Notamment, certains biens et services n’ont pas de prix à proprement parler comme l’éducation en France, l’activité économique réalisée au sein d’un foyer, etc. Nous y reviendrons plus tard.

Utiliser directement le « prix de vente » des biens conduit cependant à une autre difficulté afin de créer un indicateur de l’activité économique. Cette difficulté explique pourquoi la valeur de la production n’a pas été directement retenue afin de générer un indicateur de l’activité économique mais la « valeur ajoutée ».

Pour comprendre cette difficulté, considérons un exemple : imaginons une entreprise qui fabrique des chaises en bois en utilisant (uniquement) du bois comme matière première pour les fabriquer. Supposons par ailleurs que les ventes annuelles (i.e. la valeur de sa production) de ces chaises correspondent à 25 000€. Imaginons maintenant qu’une première entreprise vende le bois utilisé pour la construction de ces chaises pour une valeur annuelle de 15 000€. Quelle est la valeur de ces productions ? L’entreprise productrice de bois génère bien une valeur de 15 000€ dans cette économie simplifiée, toutefois la seconde achète des matières premières pour une valeur de 15 000€ et vend sa production pour une valeur de 25 000€, elle n’a donc généré que 10 000€ de « nouvelle » valeur. Aussi, la valeur réellement produite dans cette économie n’est que de 25 000€ [= 15 000 + (25 000 – 15 000)€]. Ce n’est donc pas 40 000€ qui, en un sens, compterait deux fois les matières premières : une fois directement quand elles sont produites et vendues et une seconde fois indirectement car le prix des objets utilisant ces matières premières reflète leur coût.

Les économistes vont donc distinguer : la valeur de la production (quantité produite fois le prix) que l’on appelle aussi le chiffre d’affaires des entreprises et la valeur ajoutée brute qui correspond au chiffre d’affaires diminué de la valeur des consommations intermédiaires (la valeur des matières premières et autres inputs utilisés par l’entreprise dans son processus de production). C’est cette notion de « valeur ajoutée » qui va intéresser les économistes dans la mesure de l’activité économique : le PIB est la somme des valeurs ajoutées (brute) au sein des frontières d’un pays.

En comptabilité nationale (et de fait, en comptabilité de manière générale), on a tendance à représenter les informations en utilisant des comptes en (forme de) « T », où la colonne de droite comptabilise les « ressources » (les ressources disponibles) et la colonne de gauche les « emplois » (comment ces ressources sont employées). Dans les deux exemples ci-dessous, certains traits des tableaux (la barre centrale et la barre sous emplois et ressources) forment un "T". Par ailleurs, on impose dans ces comptes en T un équilibre entre emplois et ressources (les ressources disponibles doivent être employées à quelque chose). Pour respecter cette égalité, la colonne « emplois » se conclut par un solde qui comptabilise l’ensemble des ressources pour lesquelles, on ne sait pas encore à ce stade l’emploi. Ces soldes sont souvent très intéressant car ils nous indiquent « ce qui reste » une fois certaines utilisations (i.e. certains emplois) pris en compte. En utilisant cette approche et en reprenant l’exemple précédent, on peut mieux comprendre cette première approche du PIB. Pour ce faire, nous allons inscrire dans un compte en T les valeurs de la production, les consommations intermédiaires et un solde : la valeur ajoutée des entreprises utilisées en exemple dans le paragraphe précédent.

Entreprise 1 : coupe et vente de bois

Emplois

Ressources

Consommation intermédiaire : 0€

 

Valeur ajoutée : 15 000€

Production : 15 000€


Ici, nous savons que cette entreprise produit pour 15 000€ de bois (son « chiffre d’affaires »). Elle dispose donc de 15 000€ de ressource. Par ailleurs, nous faisons l’hypothèse qu’elle n’utilise pas de matières premières ; sa « consommation intermédiaire » est donc « 0€ ». La valeur ajoutée, d’une valeur de 15 000€ est le solde de ce compte en « T » (à ce stade, on ne sait pas comment ils sont utilisés).

Entreprise 2 : fabrique de meubles

Emplois

Ressources

Consommation intermédiaire : 15 000€

 

Valeur ajoutée : 10 000€

Production : 25 000€


La seconde entreprise produit pour 25 000€ qui sont donc ses ressources. Toutefois ces 25 000€ "contiennent" également la valeur des consommations intermédiaires : le bois de l’entreprise 1. Sa valeur ajoutée est donc de 10 000€.

Remarquons que lorsque l’on s’intéresse à l’économie dans son ensemble et pas à des entreprises particulières, on peut sommer les comptes des entreprises ci-dessus et parvenir à un « compte agrégé ». On appelle ce compte le compte de production car il décrit la production d’une (partie de l’) économie.

La somme des deux entreprises

Emplois

Ressources

Consommation intermédiaire : 15 000€

 

Valeur ajoutée : 25 000€

Production : 40 000€