1. La macroéconomie "microfondée"

Pour conclure ce chapitre, nous allons brièvement ouvrir une parenthèse afin d’aborder « l’opposition » entre macroéconomie et microéconomie. Aborder cette opposition permettra peut-être de la nuancer mais aussi d’esquisser pourquoi il existe de nombreux débats entre économistes, notamment sur les politiques publiques à mettre en œuvre.

Comme expliqué précédemment, ces deux disciplines (micro et macro) sont souvent au cœur des cursus d’économie et elles sont parfois présentées comme s’opposant l’une à l’autre. Cette opposition entre les deux disciplines repose sur l’idée que la microéconomie s’intéresse aux choix et décisions d’agents particuliers (par exemple, comprendre les décisions d’une entreprise dans une situation particulière) quand la macroéconomie s’intéresse à l’économie à un niveau agrégé, le plus souvent celui d’un Etat ou d’un pays [1]. Cette opposition est fondée ; toutefois, il ne faut pas la surestimer. En effet, les deux disciplines se rejoignent aujourd’hui sur bon nombre de méthodes employées.

A partir des années 1970, des macroéconomistes et notamment Robert E. Lucas (né en 1937 et « prix Nobel » en 1995) ont en effet souhaité reconstruire la macroéconomie (et en particulier son volet sur l’analyse des fluctuations de l’économie) en la fondant sur la microéconomie.

Ce désir de refondation de la macroéconomie repose initialement sur une conception idéologique du fonctionnement des marchés. Lucas les pensait efficaces quand la macroéconomie précédente (d’inspiration keynésienne) les pensait défaillants. Toutefois, et au-delà de cet aspect idéologique, Lucas et les nombreux économistes s’inscrivant dans cette mouvance souhaitaient mettre en lumière l’incapacité des théories macroéconomiques de l’époque à expliquer le phénomène de stagflation des années 1970 : c’est-à-dire une faible croissance doublée d’une hausse généralisée des prix relativement forte. Par ailleurs, Lucas souhaitait s’opposer à l’opinion (plutôt partagée alors) d’une relation quasi-mécanique entre taux de chômage et inflation [2]. Enfin, il désirait insister sur le fait que (a) les individus réagissent aux politiques publiques mises en place par les États et (b) agissent en fonction de leurs anticipations (la manière dont ils se représentent le futur). Pour ce faire, les macroéconomistes devaient modéliser bien plus finement les agents économiques et donc modéliser directement leurs comportements à « petite échelle » comme le fait un microéconomiste.

Ces considérations « techniques » ont en fait des conséquences pratiques nombreuses dans la définition des politiques publiques. Dans un exemple assez connu, Lucas explique que Fort Knox (le fort où le gouvernement des États-Unis garde une importante réserve d’or) n’a jamais été cambriolé. Aussi, en se basant sur des observations passées (l’absence de braquage) et si on ne prend pas en compte le fait que le comportement des gens peut évoluer, une politique publique raisonnable serait-elle de supprimer les gardiens de Fort Knox. Après tout, ces gardiens coûtent probablement au contribuable. Cet exemple est volontairement absurde mais il permet à Lucas de souligner qu’il faut prendre en compte les réactions des individus lorsque l’on décide d’une politique publique. Ici, « enlever les gardiens » motiverait probablement de potentiels cambrioleurs. En macroéconomie, les choses fonctionnent de manière similaire : bon nombre des politiques publiques reposant sur une hausse des dépenses publiques ou jouant sur la masse monétaire vont finalement s’avérer inefficaces ou moins efficaces si les individus anticipent et réagissent à leurs conséquences probables. Par exemple, si les consommateurs anticipent qu’une hausse des dépenses publiques va se traduire in fine par une hausse des impôts, ils vont peut-être épargner davantage (pour payer ces futurs impôts). Ainsi la hausse de la dépense publique (de l’Etat) va engendrer une diminution des dépenses privées (des ménages). Si l’objectif de l’Etat était d’augmenter la demande globale (pour stimuler l’activité économique) son objectif ne serait alors peut-être pas atteint. Il y aurait simplement une modification de la demande (d’une demande privée des ménages, elle deviendrait une demande publique de l’Etat) sans forcément que la demande totale ne soit impactée.

L’opportunité de ce projet de fonder sur la microéconomie les théories macroéconomiques fait encore débat aujourd’hui, même si la plupart des macroéconomistes semblent s’être convertis et utilisent des « fondations microéconomiques » pour les modèles macroéconomiques. Aussi, l’opposition entre « microéconomie » et « macroéconomie » est peut-être moins importante aujourd’hui qu’elle ne le fut dans les années 50 et 60 car les méthodes des économistes se sont largement homogénéisées. La plupart des disciplines de l’économie utilisent maintenant un cadre commun basé sur la microéconomie qui est ensuite adapté aux besoins spécifiques de la discipline. Par exemple, dans la macroéconomie « récente » (après les années 70-80), le comportement des agents économiques est représenté en utilisant un cadre microéconomique, mais ce cadre est adapté afin d'insister sur la question du temps et des anticipations qui jouent un rôle central en macroéconomie.



[1] De même, certains voient dans la macroéconomie une théorie du « revenu » (de la richesse) quand la microéconomie serait une théorie des prix.

[2] Cette relation est connue comme la courbe de Phillips : une relation négative entre le taux de chômage et le taux d'inflation.